dimanche 6 octobre 2013

ECLIPSES DE HARPE

 Cet article est paru dans le N°29 de "Telenn Din", le bulletin de liaison du CRIHC. Je n'en suis pas satisfait à 100%, mais je le mets quand même ici à la disposition de tous pour alimenter le dialogue...

 En feuilletant un vieux recueil (1850) du « Magasin Pittoresque* », je tombe sur une « histoire de la harpe » plutôt bien faite, mais dont l'introduction surprend :

« Cet instrument semble presque abandonné. On le voit encore au théâtre,dans les concerts, et aux mains des pauvres musiciens ambulants : mais presque toutes les familles le repoussent ; il a perdu sa popularité, ce n'est presque plus qu'un souvenir. C'est donc le moment d'écrire son histoire... »

 Effectivement, au XIXème, et même après, toutes les jeunes filles de bonnes familles font du piano, et les jeunes gens du violon...Mais quand même, la harpe dans la rubrique nécrologique des instruments démodés ?

 Beaucoup d'instruments de musique ont disparu après quelques générations de succès. Ce qui est étrange avec la harpe, et qu'on retrouve à plusieurs reprises dans son histoire, c'est cette faculté qu'elle a d'apparaître, de séduire quelque temps, puis de disparaître, et de renaître ailleurs et en un autre temps et sous une autre forme.

 La harpe est née, selon toute vraisemblance, de l'arc musical, comme en atteste aujourd'hui encore le « berimbau » brésilien, et sans doute au néolithique. Sous une forme encore proche de l'arc, elle se développe en Orient, en Afrique, en Égypte et y devient un instrument majeur, de plus en plus élaboré, représenté partout. Elle apparaît aussi, vers la même époque, dans la culture Cycladique, triangulaire, étrangement moderne.
 Cherchez-la en Orient aujourd'hui : elle ne subsiste plus qu'en Birmanie...mais les chinois sont en train de la ré-inventer (pour des raisons seulement commerciales ...? )

 Pendant toute la civilisation gréco-latine, il n'en est presque plus question : les peuples méditerranéens lui ont préféré les lyres et autres cythares, tandis que, très probablement, la harpe remontait le Danube et passait chez les « barbares » d'Europe du nord, comme le montre ce passage de l'évêque d'Amiens Venantius Fortunatus au VIème siècle :

ʺ Romanusque lyra, plaudat tibi barbarus harpaʺ

(Que le romain te célèbre de sa lyre, et le barbare de sa harpe... )
 C'est d'ailleurs chez ces « barbares » Germains et Celtes qu'elle va se développer et acquérir vraiment ses lettres de noblesse, accéder à la perfection de sa forme, fasciner et charmer tout l'occident médiéval.
 Tous ces pays rivalisent alors de créativité pour en décliner la séduction, et en développer les possibilités sonores : harpes à doubles, puis triples rangs de cordes, cordes croisées, harpions, et pour finir, au XVIIème, crochets de demi-tons.
 Le cas de l'Irlande est particulièrement intéressant : jusqu'au XVIIème, tout le monde y jouait de la harpe, il y en avait au moins une, semble-t il, dans chaque maison ! Lors de l'invasion par les soldats de Cromwell, ceux-ci avaient l'ordre de confisquer et de brûler toutes les harpes qu'ils pouvaient trouver. On reste ébahi par un tel acharnement à détruire systématiquement un instrument de musique...et la culture qu'il symbolisait.
 L'Irlande ne s'en remettra jamais, et ne se remettra jamais vraiment à jouer de la harpe ! Il y a, bien sûr, en Irlande, d'excellents harpistes, mais cet instrument n'a jamais retrouvé sa popularité, et il est bien rare de l'entendre aujourd'hui ailleurs que dans une salle de concert...même si elle continue à orner toutes les canettes de bière dans les pubs...

 De l'Irlande, passons en Espagne, qui s'est prise de passion pour elle pendant toute la période baroque, au point d'en faire l'instrument presque unique de la liturgie : il y avait des harpistes dans toutes les églises, on y a composé des recueils entiers de pièces pour harpes pendant plus d'un siècle, et puis, là aussi, la mode a changé, la guitare est devenue de plus en plus populaire, orgue et clavecin on achevé de la chasser des salons et des églises...

  Entre-temps, heureusement, elle avait traversé l'océan, et la voilà qui renait une fois encore en Amérique du Sud, dans tous les pays de l'empire espagnol. Transplantée au départ par les jésuites des « Missiones », elle va rapidement devenir un instrument populaire, ce qu'elle est encore aujourd'hui dans beaucoup de ces pays, avec de très nombreux harpistes et facteurs de harpes, des styles de jeu très différents, aux influences riches et variées.
 Au Paraguay, par exemple, on dit qu'un habitant (mâle.. .) sur trois joue de la harpe. A l'échelle de la France, ça ferait plus de cinq millions de harpistes !

 Dernier avatar pour notre instrument bien aimé : la harpe celtique ! Née de la nostalgie des celtes du XXème siècle pour leurs cultures d'origine, et de leurs revendications politiques, reconstruite par des pionniers comme Gildas Jaffrennou et Jorj Cochevelou, perfectionnée pas les japonais de chez Aoyama puis par de nombreux luthiers, produite à présent et jouée dans le monde entier...

 Mais pourquoi ces disparitions et réapparitions périodiques ? Je retrouve, dans un de mes vieux textes, un élément de réponse :

« Elle reste toujours un peu primitive, barbare, distille une magie puissante, mais résiste à tous ceux qui voudraient la transformer en quelquechose de « bien tempéré »...
On ne la discipline qu'à grand-peine ; qu'on songe seulement à tous les efforts pour la chromatiser : elle se venge en sonnant mal ou plus ou moins faux ! Elle ne livre toute sa pureté sonore que dans sa simplicité première, dépouillée de tous les mécanismes ou bidules patiemment mis au point.
Sa forme même semble illogique, paradoxale ; impossible de la ramener au carré ou au rectangle rassurants : une sorte de faux triangle inversé, qu'on a du mal à faire tenir debout, tant elle défie les lois de l'équilibre...
On ne sait pas par où la prendre : pas question de s'asseoir bourgeoisement avec elle comme à son bureau, mais mal assis, debout, plié en deux, et toujours dans des postures inconfortables : on la dirait vouée au déséquilibre, au biscornu !
Quand on veut la faire chanter fort, elle fait mal aux doigts, avec ses cordes trop tendues.
Sa jeunesse est souvent ingrate, et elle ne se donne avec fougue que dans son âge mûr, pour ensuite vieillir vite, se fendre, se décoller voire casser net, quand ça lui chante...
Elle est trop sauvage, trop païenne et trop subtile à la fois pour nos temples dédiés au culte de la vulgarité et du lieu commun... elle finit toujours par se faire oublier, exclure, persécuter même, et par se réfugier chez les rêveurs, les marginaux et les magiciens... »

Quel sera le prochain épisode ?

D.S.

* Magasin Pittoresque, 18ème année, 1850, Pages 358 à 360 et 375 à 376 .