lundi 23 septembre 2013

AUX ORIGINES DES HARPES GAELIQUES


Cet article a été publié dans le N°2 de la revue "harpes mag", mais je le mets aussi sur ce blog parce qu'il me semble important de dissiper une erreur, répétée partout et même dans les travaux les plus sérieux, sur l'absence de pilier dans les harpes anciennes : on pourra se rendre compte que les harpes des Cyclades, au III ème millénaire avant JC, comportaient déjà un pilier et ressemblaient fort à celles de l'occident médiéval, même dans certains détails de leur construction, et de leur symbolisme...


Le facteur de harpes Joël Herrou, qui réalise de façon traditionnelle de très précises et précieuses copies de harpes gaéliques anciennes, écrit, à propos de ces instruments* : « les harpes irlandaises ont atteint au XIVème siècle un état de perfection. L'instrument était achevé, capable de toucher au but : l'être humain dans ce qu'il a de plus profond... »
Ainsi, ces plus anciens témoins retrouvés de nos harpes d'occident, la « Brian Boru », la « Queen Mary » etc...ne seraient pas les prototypes encore imparfaits d'une technologie balbutiante, mais au contraire l'aboutissement d'une longue recherche, la parfaite maîtrise technique et symbolique d'une tradition millénaire.
Cette idée me fait toujours penser à ce qu'Aristote dit d'Homère et de ses prédécesseurs** :
« Des poètes antérieurs à Homère, il n'en est aucun dont nous puissions citer une composition dans le genre des siennes, mais il dut y en avoir en grand nombre... ».
Oui, Joël a raison, il y a eu beaucoup de constructeurs de harpes avant nos vieilles gaéliques, il a fallu des siècles de musique et de lutherie pour aboutir à une telle perfection, qui est aussi à l'origine de tous nos instruments modernes.
La preuve ? Regardez ces images : 







Ces statuettes datent de la fin du néolithique, de l'âge du bronze (IIIème millénaire avant JC). Elles appartiennent à la fameuse culture « pélasgique » des Cyclades, qui s'est épanouie pendant un bon millénaire sur les îles et les rives de la mer Egée, puis en Crète, bien avant la culture grecque donc. Elles sont finement sculptées dans le marbre des îles et ont été retrouvées dans des tombeaux, au milieu de tout un mobilier funéraire ; comme en Egypte, le harpiste, mais aussi le joueur de flûte double, accompagnent l'homme au delà de la mort et lui font franchir, par la magie de la musique, le « passage ». Il n'y a pas si longtemps que les cortèges funèbres, en Irlande, se faisaient au son du whistle !
On remarque tout de suite la forme arquée et triangulaire, quasiment la même que celle de nos instruments . Les trois éléments du « triangle » sont bien là, caisse, console et pilier, contrairement aux harpes mésopotamiennes, égyptiennes ou africaines, qui n'ont pas de pilier.
Ces instruments sont d'assez petite taille, si l'on en juge d'après les harpistes : la caisse a la longueur et à peu près l'épaisseur de la cuisse du harpiste, ou un peu plus, de 50 à 70 cm de long pour 15 à 20 cm de large ; elle est très certainement creusée dans une pièce de bois massive, la technique ancienne, qui ne nécessite ni colle ni délignage de planches fines, très difficiles à réaliser avec les simples outils de l'époque : haches et herminettes de pierre, affiloirs et ciseaux d'obsidienne et de bronze, pierre ponce de Santorin pour...poncer et lisser. On ne fabriquait pas encore d'outils de fer.
Faut-il supposer un panneau de dos pour clore la caisse, ou celle-ci est elle laissée délibérément ouverte, quitte à être à volonté plus ou moins fermée par la cuisse du harpiste, ce qui modulerait à la fois le volume et le timbre de l'instrument ?
Pilier et consoles sont de section tubulaire, et font vraiment penser à des branches soigneusement équarries et lissées.
Comment tout cela était-il construit ? Pour moi, la question se pose ainsi : si je devais en construire une (promis, je vais m'y mettre...) je m'y prendrais comment ?
Ces schémas feront comprendre l'idée que je suggère : 



On obtient la forme voulue avec deux branches fourchues assemblées au niveau du « bec de canard » (voir plus loin) par un simple joint tenon-mortaise, qui apparaît d'ailleurs sous l'assemblage.
Pas de colle, la tension des cordes assure la cohésion de l'ensemble.
On aurait du mal à trouver aujourd'hui, dans les Cyclades, le bois nécessaire ! Difficile d'imaginer que ces cailloux dénudés étaient, dans la haute antiquité, couverts de vertes forêts avec de nombreuses variétés de feuillus. Cinq mille ans d'exploitation, de sur-pâturage caprin, d'incendies etc...sont passés par là. Il reste, ça et là, quelques ilots de verdure...

Un détail curieux, qui apparaît systématiquement, le « bec de canard », plus ou moins long.
De canard ? D'aucuns y voient la figuration du serpent qui se mord la queue, image ésotérique s'il en est, familière aux « enfants d'Hermès »...Mais si certaines statuettes font effectivement penser à une tête de serpent (une partie du « bec » a pu être cassée), la plupart évoquent plutôt un bec d'oie sauvage, de grue ou de cygne . On sait toute l'importance de l'oie sauvage, de la grue, mais aussi du cygne et de son chant dans les mythologies anciennes, de la Chine jusqu'à l'Irlande avec l'histoire des « enfants de Lîr ». Toujours dans le livre de Christine Y Delyn*, on peut lire (P.138) :
« Le nom gaélique de la console, et l'une de ses orthographes CORR correspondrait à la grue ou au cygne... le cygne est symbole de lumière pure, de noblesse, les dieux et déesses en prennent la forme... leur chant, très mélodieux, peut charmer ou endormir...etc »
Harpe et cygne sont souvent associés aussi dans l'imaginaire romantique, comme dans « Le lac des cygnes » de Tchaikowski ... Un illustrateur anglais du XIXème s'en est souvenu sur cette image quelque peu érotique :



Cette « tête de harpe » n'a cessé, dans l'histoire de la harpe, d'évoquer pour les luthiers une tête humaine, animale, et souvent d'oiseau, et cela réapparait régulièrement sous diverses formes, de l'aigle impérial perché sur la harpe de Joséphine de Beauharnais, construite par Cousineau :


à...cette très belle sculpture sur une harpe celtique de Marin Lhopiteau : 


Quelquefois, l'oiseau est réduit à un motif peint ou sculpté, comme sur cette copie de la harpe de O'Carolan par Claude Leroux :


Sur les « clarsach » la tête d'oiseau a disparu, mais il reste son œil, le fameux « œil de la harpe » , un éclat de cristal ou autre pierre brillante enchâssée en bout de console...

« Dans la hiérarchie artistique, les oiseaux sont les plus 
grands musiciens qui existent sur notre planète. »
Olivier Messiaen


Console et pilier paraissent très épais sur ces statuettes, au point que l'on a pu penser à des pièces creuses, faisant office de résonateurs secondaires ; difficile à imaginer, à moins de construire en bambou...mais, de mémoire d'homme, pas de bambous dans les Cyclades !

Elles sont très stylisées, un travail remarquable quand on pense à la difficulté de sculpter dans un marbre dur avec une telle précision. Le sculpteur a pu être tenté d'épaissir un peu ces pièces qui n'auraient pas tenu si trop fines.

D'ailleurs, console et pilier ont été souvent cassés  :



Et si l'on part de l'idée de branches en bois tendre, comme le saule, une section plus importante en compenserait la relative fragilité.
Une console cylindrique ? Les anciens n'utilisaient pas de chevilles pour tendre les cordes, mais un système de lanières de cuir solide, les « collopès ». Chaque corde est fixée au milieu d'une lanière qui vient se lacer des deux côtés, sur le dessus de la console. Pour tendre, on tire sur la lanière et on bloque par un nœud spécial. La forme tubulaire de la console convient donc bien.
Reste une question intéressante : cordes boyau ou métal ?

Les Pélasges ont inventé ou en tous cas introduit la métallurgie du cuivre et du bronze dans l'espace méditerranéen. Ont ils eu l'idée de faire des cordes avec ces métaux ? Difficile à démontrer, mais j'en suis personnellement convaincu : ils ont eu près de mille ans pour expérimenter ! Il semble qu'à la même époque, la harpe mésopotamienne, le « kugo », était déjà tendue de cordes métalliques.

Peut on se faire une idée de la tessiture de ces instruments ? On ne sait même pas combien on y tendait de cordes... Mais si l'on se base sur les dimensions approximatives de la « harpe de Kéros », par exemple : 


Un triangle d'environ 50/40/40 cm, on peut essayer de tracer un plan de cordes .
Supposons 2 à 3 octaves, probablement sur des gammes pentatoniques, donc de 11 à 16 cordes, avec une tension assez faible, de l'ordre de 30%, on obtiendrait pour des cordes en boyau quelque chose entre C6 (Do du second octave) et A3 (La du quatrième).
Pour des cordes en bronze, on peut descendre un octave plus bas.
La « grande »  harpe de la figure 1 devait descendre plus bas encore dans les graves.
La forme de la console, et la tension assez faible supportée par les lanières de cuir nous interdisent de penser que l'on ait pu monter très haut dans les aiguës avec ces instruments...

Comment jouait-on de ces harpes ? Valérie Patte, à qui j'ai montré ces images, a noté un détail intéressant et sûrement significatif : le harpiste tient le pilier d'une main, comme s'il tirait dessus en jouant : peut-être pour modifier la tension des cordes ? C'est bien possible, avec un ensemble console-pilier en bois souple : un effet « bend » de guitare électrique...les ancêtres de Myrdhin et de... Jimi Hendrix ?


La position de jeu, aussi, est curieuse pour nous : le harpiste joue assis, la caisse repose sur sa cuisse, sur un large siège, chaise ou tabouret. Sur la plus grande harpe de la figure n°1, plus détaillée et sans doute plus récente que les autres, on remarque une sorte de « ceinture » qui aide à maintenir la harpe contre le harpiste. Les chaises ont un « design » superbe, qui pourrait donner des idées à des créateurs contemporains !


Ces instruments semblent bien être joués à « main droite ».

Comment ces harpes des Cyclades ont-elles fini par coloniser les pays du nord-ouest de l'Europe ? Il faut comprendre que les gens, quelquefois des peuples entiers, voyageaient déjà beaucoup dans la haute antiquité : pas toujours pour le plaisir, certes ! Commerce, expéditions militaires, migrations, exodes, mais aussi aventuriers, musiciens itinérants, vagabonds de tout poil, tout cela ne date pas d'hier ! En particulier, l'axe Danube-Rhin a été un lieu de passage très anciennement et intensément pratiqué entre méditerranée orientale et nord de l'Europe. Les Celtes sont passés par là eux aussi. On a pu noter enfin une certaine ressemblance de cette statuaire avec celle de la culture «  Hamangia » découverte dans des nécropoles en Roumanie, précisément autour du delta du Danube, et qui est encore plus ancienne : VIème et Vème millénaires avant JC.
Toute cette proto-histoire donne le vertige et on s'y perd un peu...

Et j'en reviens ainsi, bien plus près de nous, aux harpes gaéliques. Tous les éléments, aussi bien techniques que symboliques, en étaient déjà esquissés au IIIème millénaire avant JC, restait à tout perfectionner, et notamment à systématiser l'usage des chevilles et, après avoir compris les propriétés de la courbe harmonique, à inverser la courbure de la console, ce que les luthiers gaëls et médiévaux ont superbement accompli, dessinant au passage la forme de nos harpes modernes.


Didier Saimpaul


*Christine Y Delyn, Clarseach, la harpe irlandaise P. 160, Hent Telenn Breizh éditeur.
**Aristote, Poétique, IV, 8.


Crédits photographiques :

fig. n°1et 10 : Metropolitan museum, New York.
fig. n°2 et 9 : Musée National, Athènes.
fig. n°3 : Paul Getty Museum, Malibu, CA.
fig. n°5 : Musée de la Malmaison, Paris.
fig. n°6 : Marin Lhopiteau.
fig. n°7 : Myrdhin.
fig. n°8 : Badisches Landes Museum
Karlsruhe, DE.

Schémas de l'auteur...



mercredi 11 septembre 2013

BIGPRINT


 Un outil étonnant : le logiciel BIGPRINT, conçu au départ par l'américain Matthias Wandel pour les menuisiers et autres ébénistes.
Le principe est simple : à partir d'un dessin, voire d'une image, on peut réaliser un plan à l'échelle 1 et le tirer par petits morceaux A4 sur une imprimante quelconque. Il suffit ensuite d'assembler les morceaux, et des quadrillages permettent de se repérer pour le faire...tout simplement génial.

 Voilà un exemple : à partir de ce joli dessin de harpe gothique, publié par le luthier anglais Ronald Zachary Taylor dans son livre "Making early stringed instruments" :


 Après avoir donné une mesure de distance dans BIGPRINT, le dessin se transforme en autant de feuilles A4 à imprimer qu'il en faudra pour réaliser un plan à l'échelle 1 :



 Le quadrillage (réglable) permettra de bien s'y retrouver dans l'assemblage...
 On peut, au choix, tout imprimer, ou seulement les feuilles sélectionnées (trait bleu).
 Pas chouette ?
 Une version d'évaluation gratuite permet de comprendre le fonctionnement, ultra-simple, du logiciel, mais pas de l'utiliser, of course...pour ça, il faut l'acheter !

http://woodgears.ca/bigprint/



mardi 3 septembre 2013

REPARATIONS D'UNE KORA ?


Sur une brocante d'été, j'ai pu acheter pour pas bien cher une petite kora pour enfants, ou pour touristes....et qui ressemble un peu aussi à un Kamélé-ngoni,  instrument assez différent de la kora, mais qui fait partie de la même famille de "harpes-luth" d'Afrique de l'ouest. Un engin un peu bâtard, donc, comme il s'en vend souvent en Afrique...
Il est en assez bon état, mais nécessite quelques interventions pour chanter à nouveau :


Une calebasse avec une peau tendue et fixée par de gros clous de tapissiers, quelque peu oxydés, composant une courbe gracieuse et décorative :





Des 13 cordes d'origine, il n'en reste que 6, avec 6 chevilles, efficaces, mais assez grossièrement sculptées dans un bois inconnu:


 La peau ( de chèvre ?) est légèrement fendue au niveau du chevalet : Pas catastrophique, mais à repriser pour éviter que ça ne s'aggrave !


Le chevalet lui même a une dent en moins...les cordes risqueraient de glisser. Je vais donc en tailler un autre...


Plus quelques petites modifications. L'instrument en vaut-il la peine ? Bon... c'est ma première harpe-luth, et je ne prends guère de risques ! A suivre ...