Cet article a été publié dans le N°2 de la revue "harpes mag", mais je le mets aussi sur ce blog parce qu'il me semble important de dissiper une erreur, répétée partout et même dans les travaux les plus sérieux, sur l'absence de pilier dans les harpes anciennes : on pourra se rendre compte que les harpes des Cyclades, au III ème millénaire avant JC, comportaient déjà un pilier et ressemblaient fort à celles de l'occident médiéval, même dans certains détails de leur construction, et de leur symbolisme...
Le facteur de harpes Joël
Herrou, qui réalise de façon traditionnelle de très précises et
précieuses copies de harpes gaéliques anciennes, écrit, à propos
de ces instruments* : « les harpes irlandaises ont atteint
au XIVème siècle un état de perfection. L'instrument était
achevé, capable de toucher au but : l'être humain dans ce
qu'il a de plus profond... »
Ainsi, ces plus anciens témoins
retrouvés de nos harpes d'occident, la « Brian Boru »,
la « Queen Mary » etc...ne seraient pas les prototypes
encore imparfaits d'une technologie balbutiante, mais au contraire
l'aboutissement d'une longue recherche, la parfaite maîtrise
technique et symbolique d'une tradition millénaire.
Cette idée me fait toujours
penser à ce qu'Aristote dit d'Homère et de ses prédécesseurs** :
« Des poètes antérieurs
à Homère, il n'en est aucun dont nous puissions citer une
composition dans le genre des siennes, mais il dut y en avoir en
grand nombre... ».
Oui, Joël a raison, il y a eu
beaucoup de constructeurs de harpes avant nos vieilles gaéliques, il
a fallu des siècles de musique et de lutherie pour aboutir à une
telle perfection, qui est aussi à l'origine de tous nos instruments
modernes.
La preuve ? Regardez ces
images :
Ces statuettes datent de la fin
du néolithique, de l'âge du bronze (IIIème millénaire avant JC).
Elles appartiennent à la fameuse culture « pélasgique »
des Cyclades, qui s'est épanouie pendant un bon millénaire sur les
îles et les rives de la mer Egée, puis en Crète, bien avant la
culture grecque donc. Elles sont finement sculptées dans le marbre
des îles et ont été retrouvées dans des tombeaux, au milieu de
tout un mobilier funéraire ; comme en Egypte, le harpiste, mais
aussi le joueur de flûte double, accompagnent l'homme au delà de la
mort et lui font franchir, par la magie de la musique, le
« passage ». Il n'y a pas si longtemps que les cortèges
funèbres, en Irlande, se faisaient au son du whistle !
On remarque tout de suite
la forme arquée et triangulaire, quasiment la même que celle de nos
instruments . Les trois éléments du « triangle »
sont bien là, caisse, console et pilier,
contrairement aux harpes mésopotamiennes, égyptiennes ou
africaines, qui n'ont pas de pilier.
Ces
instruments sont d'assez petite taille, si l'on en juge d'après les
harpistes : la caisse a la longueur et à peu près l'épaisseur
de la cuisse du harpiste, ou un peu plus, de 50 à 70 cm de long pour
15 à 20 cm de large ; elle est très certainement creusée dans
une pièce de bois massive, la technique ancienne, qui ne nécessite
ni colle ni délignage de planches fines, très difficiles à
réaliser avec les simples outils de l'époque : haches et
herminettes de pierre, affiloirs et ciseaux d'obsidienne et de
bronze, pierre ponce de Santorin pour...poncer et lisser. On ne
fabriquait pas encore d'outils de fer.
Faut-il
supposer un panneau de dos pour clore la caisse, ou celle-ci est elle
laissée délibérément ouverte, quitte à être à volonté plus ou
moins fermée par la cuisse du harpiste, ce qui modulerait à la fois
le volume et le timbre de l'instrument ?
Pilier et
consoles sont de section tubulaire, et font vraiment penser à des
branches soigneusement équarries et lissées.
Comment
tout cela était-il construit ? Pour moi, la question se pose
ainsi : si je devais en construire une (promis, je vais m'y
mettre...) je m'y prendrais comment ?
Ces
schémas feront comprendre l'idée que je suggère :
On
obtient la forme voulue avec deux branches fourchues assemblées au
niveau du « bec de canard » (voir plus loin) par un
simple joint tenon-mortaise, qui apparaît d'ailleurs sous
l'assemblage.
Pas de
colle, la tension des cordes assure la cohésion de l'ensemble.
On aurait
du mal à trouver aujourd'hui, dans les Cyclades, le bois
nécessaire ! Difficile d'imaginer que ces cailloux dénudés
étaient, dans la haute antiquité, couverts de vertes forêts avec
de nombreuses variétés de feuillus. Cinq mille ans d'exploitation,
de sur-pâturage caprin, d'incendies etc...sont passés par là. Il
reste, ça et là, quelques ilots de verdure...
Un détail
curieux, qui apparaît systématiquement, le « bec de canard »,
plus ou moins long.
De
canard ? D'aucuns y voient la figuration du serpent qui se mord
la queue, image ésotérique s'il en est, familière aux « enfants
d'Hermès »...Mais si certaines statuettes font effectivement
penser à une tête de serpent (une partie du « bec » a
pu être cassée), la plupart évoquent plutôt un bec d'oie sauvage,
de grue ou de cygne . On sait toute l'importance de l'oie
sauvage, de la grue, mais aussi du cygne et de son chant dans les
mythologies anciennes, de la Chine jusqu'à l'Irlande avec l'histoire
des « enfants de Lîr ». Toujours dans le livre de
Christine Y Delyn*, on peut lire (P.138) :
« Le
nom gaélique de la console, et l'une de ses orthographes CORR
correspondrait à la grue ou au cygne... le cygne est symbole de
lumière pure, de noblesse, les dieux et déesses en prennent la
forme... leur chant, très mélodieux, peut charmer ou
endormir...etc »
Harpe et
cygne sont souvent associés aussi dans l'imaginaire romantique,
comme dans « Le lac des cygnes » de Tchaikowski ...
Un illustrateur anglais du XIXème s'en est souvenu sur cette
image quelque peu érotique :
Cette
« tête de harpe » n'a cessé, dans l'histoire de la
harpe, d'évoquer pour les luthiers une tête humaine, animale, et
souvent d'oiseau, et cela réapparait régulièrement sous diverses
formes, de l'aigle impérial perché sur la harpe de Joséphine de
Beauharnais, construite par Cousineau :
à...cette très belle sculpture sur une harpe celtique de Marin
Lhopiteau :
Quelquefois, l'oiseau est réduit à un motif peint ou sculpté,
comme sur cette copie de la harpe de O'Carolan par Claude Leroux :
Sur les
« clarsach » la tête d'oiseau a disparu, mais il reste
son œil, le fameux « œil de la harpe » , un éclat de
cristal ou autre pierre brillante enchâssée en bout de console...
«
Dans la hiérarchie artistique, les oiseaux sont les plus
grands
musiciens qui existent sur notre planète. »
Olivier Messiaen
Olivier Messiaen
Console et pilier paraissent très épais sur ces statuettes, au
point que l'on a pu penser à des pièces creuses, faisant office de
résonateurs secondaires ; difficile à imaginer, à moins de
construire en bambou...mais, de mémoire d'homme, pas de bambous dans
les Cyclades !
Elles
sont très stylisées, un travail remarquable quand on pense à la
difficulté de sculpter dans un marbre dur avec une telle précision.
Le sculpteur a pu être tenté d'épaissir un peu ces pièces qui
n'auraient pas tenu si trop fines.
D'ailleurs, console et pilier ont été souvent cassés :
Et si
l'on part de l'idée de branches en bois tendre, comme le saule, une
section plus importante en compenserait la relative fragilité.
Une
console cylindrique ? Les anciens n'utilisaient pas de chevilles
pour tendre les cordes, mais un système de lanières de cuir solide,
les « collopès ». Chaque corde est fixée au milieu
d'une lanière qui vient se lacer des deux côtés, sur le dessus de
la console. Pour tendre, on tire sur la lanière et on bloque par un
nœud spécial. La forme tubulaire de la console convient donc bien.
Reste une
question intéressante : cordes boyau ou métal ?
Les
Pélasges ont inventé ou en tous cas introduit la métallurgie du
cuivre et du bronze dans l'espace méditerranéen. Ont ils eu l'idée
de faire des cordes avec ces métaux ? Difficile à démontrer,
mais j'en suis personnellement convaincu : ils ont eu près de
mille ans pour expérimenter ! Il semble qu'à la même époque,
la harpe mésopotamienne, le « kugo », était déjà
tendue de cordes métalliques.
Peut on
se faire une idée de la tessiture de ces instruments ? On ne
sait même pas combien on y tendait de cordes... Mais si l'on se base
sur les dimensions approximatives de la « harpe de Kéros »,
par exemple :
Un
triangle d'environ 50/40/40 cm, on peut essayer de tracer un plan de
cordes .
Supposons
2 à 3 octaves, probablement sur des gammes pentatoniques, donc de
11 à 16 cordes, avec une tension assez faible, de l'ordre de 30%, on
obtiendrait pour des cordes en boyau quelque chose entre C6 (Do du
second octave) et A3 (La du quatrième).
Pour des
cordes en bronze, on peut descendre un octave plus bas.
La
« grande » harpe de la figure 1 devait descendre
plus bas encore dans les graves.
La forme
de la console, et la tension assez faible supportée par les lanières
de cuir nous interdisent de penser que l'on ait pu monter très haut
dans les aiguës avec ces instruments...
Comment jouait-on de ces harpes ? Valérie Patte, à qui j'ai
montré ces images, a noté un détail intéressant et sûrement
significatif : le harpiste tient le pilier d'une main, comme
s'il tirait dessus en jouant : peut-être pour modifier la
tension des cordes ? C'est bien possible, avec un ensemble
console-pilier en bois souple : un effet « bend » de
guitare électrique...les ancêtres de Myrdhin et de... Jimi
Hendrix ?
La
position de jeu, aussi, est curieuse pour nous : le harpiste
joue assis, la caisse repose sur sa cuisse, sur un large siège,
chaise ou tabouret. Sur la plus grande harpe de la figure n°1, plus
détaillée et sans doute plus récente que les autres, on remarque
une sorte de « ceinture » qui aide à maintenir la harpe
contre le harpiste. Les chaises ont un « design »
superbe, qui pourrait donner des idées à des créateurs
contemporains !
Ces
instruments semblent bien être joués à « main droite ».
Comment
ces harpes des Cyclades ont-elles fini par coloniser les pays du
nord-ouest de l'Europe ? Il faut comprendre que les gens,
quelquefois des peuples entiers, voyageaient déjà beaucoup dans la
haute antiquité : pas toujours pour le plaisir, certes !
Commerce, expéditions militaires, migrations, exodes, mais aussi
aventuriers, musiciens itinérants, vagabonds de tout poil, tout cela
ne date pas d'hier ! En particulier, l'axe Danube-Rhin a été
un lieu de passage très anciennement et intensément pratiqué entre
méditerranée orientale et nord de l'Europe. Les Celtes sont passés
par là eux aussi. On a pu noter enfin une certaine ressemblance de
cette statuaire avec celle de la culture « Hamangia »
découverte dans des nécropoles en Roumanie, précisément autour du
delta du Danube, et qui est encore plus ancienne : VIème et
Vème millénaires avant JC.
Toute
cette proto-histoire donne le vertige et on s'y perd un peu...
Et j'en
reviens ainsi, bien plus près de nous, aux harpes gaéliques. Tous
les éléments, aussi bien techniques que symboliques, en étaient
déjà esquissés au IIIème millénaire avant JC, restait à tout
perfectionner, et notamment à systématiser l'usage des chevilles
et, après avoir compris les propriétés de la courbe harmonique, à
inverser la courbure de la console, ce que les luthiers gaëls et
médiévaux ont superbement accompli, dessinant au passage la forme
de nos harpes modernes.
Didier
Saimpaul
*Christine Y Delyn, Clarseach,
la harpe irlandaise P. 160, Hent Telenn Breizh éditeur.
**Aristote,
Poétique, IV, 8.
Crédits
photographiques :
fig.
n°1et 10 : Metropolitan museum, New York.
fig.
n°2 et 9 : Musée National, Athènes.
fig.
n°3 : Paul Getty Museum, Malibu, CA.
fig.
n°5 : Musée de la Malmaison, Paris.
fig.
n°6 : Marin Lhopiteau.
fig. n°7
: Myrdhin.
fig.
n°8 : Badisches Landes Museum
Karlsruhe, DE.
Schémas
de l'auteur...
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